“La France est tombée par terre, c’est la faute à Juncker!”

Cette tribune a été publiée en version originale le 20 mars 2017 sur le site de l’express.fr.
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Le pays ne va pas bien, le chômage est au plus haut, comme la colère et le désenchantement? Tout ça est bien sûr la faute de l’Europe. Et si nous assumions enfin nos responsabilités, suggère notre contributeur, Romain Seignovert?

“Je suis tombé par terre, c’est la faute à Juncker, Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à l’euro…” Vous l’entendez, vous aussi, cette petite mélodie qui bruisse immanquablement à l’approche des présidentielles? Elle a son air des hymnes insurrectionnels, que l’on nous ressasse sur un ton d’émeutier, faussement révolté, à tort révolutionnaire.

Ils scandent: “L’Europe coûte trop cher” ou “ne fait pas assez”, sans bien y regarder. Ils jurent que l’Europe n’est pas légitime, qu’elle vit hors de la réalité… Evidemment, ils blâment l’Europe pour leurs dettes et leurs propres travers: que voulez-vous, il est plus facile d’accuser que d’avoir vertu à bien gérer. Ils tonnent surtout “Du balai, l’Europe et sa monnaie!”, comme s’ils pouvaient à tout moment s’en passer… Et pendant ce temps, la pauvre Europe, passive, se tait.

Voir un système

Qui sont ces nouveaux Thénardier qui exploitent aujourd’hui l’Europe, comme Cosette autrefois? Hugo, en son temps, disait de la Thénardier qu’elle était “grande, blonde et carrée” et avait une voix à faire “tout trembler: les vitres, les meubles et les gens”.

 

“Quand on l’entendait parle, décrivait-il, on disait: C’est un gendarme; quand on la voyait manier Cosette, on disait: C’est le bourreau”. Sous la plume de Victor Hugo, elle n’avait d’égale que son compagnon, le Thénardier, cet individu “petit, blême et anguleux” qui “était beau parleur et se laissait croire savant”. En “homme d’astuce et d’équilibre”, il battait l’estrade et affirmait toujours voir “un système”.

Ils ne sont pas bien différents, aujourd’hui, nos Thénardier, à se plaindre inlassablement de l’Europe comme d’un enfant qu’ils ne veulent reconnaître. L’une clame haut et fort se méfier de ce “sombre projet” d’armée européenne dont l’objectif ultime serait de “tenir les peuples par les armes”. Voyons donc! Notre pacifique Europe serait bien incapable de manigancer ses propres guerres internes! Quand ce n’est pas l’autre, qui conspue l’Europe, cette “masse immense d’insectes bureaucratiques”, comme si l’humaniste qu’il prétend être nous parlait sans honte d’épuration.

Confier, c’est quelque fois livrer

Du reste, leurs barricades à eux n’exaltent pas la liberté… Non, elles s’érigent au contraire devant ceux, miséreux, qui fuient les hostilités. Leur auberge n’a rien d’espagnol: vous n’y trouverez aucun espace ouvert où débattre en sérénité. Elle est davantage ce coupe-gorge sinistre dans lequel l’on bouscule les Français. Un gîte lugubre où l’on souhaite vous faire débourser le prix fort – en vieil écu, s’il vous plaît. C’est aussi ce repère perfide, où l’on détrousse sans vergogne, au nez et à la barbe de la maréchaussée.

Victor Hugo nous disait autrefois: “Confier, c’est quelquefois livrer”. Rien n’a jamais été aussi vrai pour l’Europe d’aujourd’hui. Quel affront de vouloir livrer sa jeune prodige aux bourreaux populistes. Une trahison, même, pour le vieux poète qui, avant l’heure, séjournait déjà à Schengen. Lui qui, il y a tout juste 150 ans, prédisait pour elle le plus brillant des destins: “Elle aura la gravité douce d’une aînée. Elle aura la suprême justice de la bonté. Elle sera pudique et indignée devant les barbaries. Elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d’armée et un boucher. Elle s’appellera l’Europe, au XXe siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.”

La France sur le gué

Contre tout reniement, des dizaines de milliers de citoyens européens ont défilé ce week-end à Rome pour célébrer cette Europe de la solidarité, de la démocratie et de la paix. Quatre-vingt mille autres se sont retrouvés à Londres pour refuser de l’abandonner, malgré les récents attentats et l’invocation imminente de l’article 50. A Varsovie, des milliers de Polonais ont marché, avec le même esprit effronté qu’un Gavroche, pour se réclamer d’une Europe qui protège contre la radicalisation de leur gouvernement. Sans parler de ceux, qui à Berlin, Munich, Hambourg et Francfort se rassemblent tous les dimanches pour prendre le pouls de l’Europe.

La France, dans tout ça, attend encore sur le gué. A quelques jours de choisir, elle peut décider de rejoindre les autres européens dans cette Europe du vivre ensemble. Ou se résoudre à l’isolement et, sans plus pouvoir en blâmer Juncker, véritablement tomber par terre. Aux patriotes de bien écouter leur auteur historique, Victor Hugo. Qu’est-ce que disait d’autre sa chanson, déjà? Ah oui: “On est laid à Nanterre, c’est la faute à Voltaire, et bête à Palaiseau, c’est la faute à Rousseau”.

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