République tchèque – Manka La Fine Mouche
Il était unie fois deux frères qui vivaient dans le même village. L’un était riche et n’avait pas d’enfants. Lui et sa femme étaient connus dans toute la région pour leur avarice. L’autre, un pauvre veuf, avait pour toute, richesse une fille, Manka.
Quand Manka eut douze ans, il fallut songer à la placer. L’oncle proposa de la prendre chez lui.
— Elle sera choyée comme chez elle et vivra en famille, dit-il habilement. Au surplus, je la payerai bien.
Et Manka, un fichu sur la tête, une jupe proprette et rapiécée battant ses jambes brunes, alla garder les oies, bien sagement. Pendant deux ans, elle les engraissa et n’en perdit pas une. L’oncle, en guise de payement, la fit passer du rang de gardeuse d’oies au rang de gardeuse de vaches. Elle en fut médiocrement flattée et s’informa avec prudence de la date à laquelle elle aurait ses gages.
— Sois assidue à la tâche, et quand tu retourneras chez toi, je te donnerai une génisse. Il y a justement dans l’étable un veau d’un mois que j’élèverai pour toi. Tu es trop sensée pour préférer de l’argent à une bonne vache, n’est-ce pas ?
Manka accepta. Pendant trois ans, elle mena paître les vaches et soigna les veaux. Puis, son père se faisant vieux, Manka dut rentrer chez lui pour tenir son ménage. Un petit baluchon sous le bras, elle alla trouver l’oncle, lui fit ses adieux, et demanda sa vache qui était devenue grasse et forte.
— Ta, ta, ta, ta, ma petite, fit le bonhomme en mâchonnant sa barbe. Tu ne m’as servi que cinq ans, ce n’est pas le prix d’une génisse. Je vais te compter tes gages en bel argent.
Manka se redressa comme une poulette en colère et déclara qu’on ne la volerait pas. Elle ne s’estimerait pas payée avec deux ou trois pièces d’argent.
— J’aurai ma vache, oncle ! cria-t-elle, et elle s’en alla en faisant claquer ses vieux sabots.
Dès qu’elle fut arrivée à son logis, elle tira du coffre les plus beaux habits de son père et les brossa rageusement. Ce faisant, encore tout essoufflée, elle racontait comment elle avait quitté la ferme de l’oncle.
— Père, tu dois aller chez Monsieur le Bailli, nous avons droit à cette vache. Tiens, voici tes souliers à boucles. Habille-toi, vite.
Et le père de Manka, très intimidé et raide dans ses beaux habits, alla frapper à la porte du Bailli du village.
Le magistrat écouta avec patience ses explications embrouillées, puis fit appeler l’oncle qui arriva assez inquiet car il se sentait en faute. Les deux frères se querellèrent pendant plus d’une heure. En se retrouvant face à face, ils avaient oublié l’un sa timidité (et il criait d’une voix profonde comme celle de la grosse cloche du village), l’autre son embarras (et il sifflait comme la tempête dans un trou de serrure). Le Bailli finit par se boucher les oreilles en regrettant le temps où il était un petit garçon sans souci. Il exerçait depuis peu ses fonctions.
— Écoutez-moi tous les deux, cria-t-il dans le tumulte. Celui qui saura résoudre les trois énigmes que je vais poser aura la vache. Quelle est la chose la plus rapide, la chose la plus douce et la chose la plus riche ?
Les deux paysans rentrèrent chez eux à petits pas, le nez baissé. — Alors ? dit la femme du riche, gardes-tu la vache ? — Que la foudre déshabille ce Bailli de malheur. Je garderai la vache si je trouve trois devinettes stupides. La femme mise au courant haussa les épaules. — Les réponses sont faciles à trouver. Qui est plus rapide que
notre propre chien de chasse, à ton avis ? Et notre tonneau de miel, n’est-il pas ce qu’il y a de plus doux au monde ? Et quoi de plus riche que notre coffre plein d’écus ?
— Ma femme, dit le paysan avec conviction, tu parles comme un maître d’école. Et il alla se coucher le cœur léger.
— Eh bien, mon père, demanda Manka, avons-nous cette vache ?
— Je ne sais ce que nous avons, mais je sais ce que nous aurons bientôt si cela continue : un fou à la place de Bailli. Jamais, je n’ai entendu pareil jugement.
Et il raconta la scène à Manka. La jeune fille réfléchit un moment, puis se mit à rire.
— Ne te désole pas, père. La chose la plus rapide ? c’est l’œil qui va de la lune à la terre en moins d’une seconde. La plus douce ? c’est le sommeil qui repose les corps fatigués et fait oublier les soucis. La plus riche ? c’est la terre d’où viennent toutes les richesses.
— Ma fille, dit le paysan tout ému, tu parles comme un juge. Et il l’embrassa à l’étouffer.
— Va dormir maintenant, dit Manka en riant. Mais souviens-toi de ne pas dire qui est l’auteur des réponses. On doit croire que tu les as trouvées tout seul.
Le lendemain, les deux frères se retrouvèrent chez le Bailli, qui les écouta tour à tour.
— Bonhomme, dit-il au riche, tes réponses prouvent que tu es l’être le plus égoïste, le plus avare et le plus sot de la création. Tu peux t’en aller. Quant à toi, tu es brave homme et tu auras la vache. Mais comment diable as-tu pu si bien deviner ?
Le père de Manka ne savait pas mentir, il se troubla et finit par avouer.
— Ah bah ! s’écria le Bailli, voici une jeune personne fort avisée pour ses quinze ans. Serait-elle assez fine pour trouver une autre énigme ?
— Ma fille devine tout ! s’écria le paysan épanoui.
— Eh bien, qu’elle vienne me trouver quand elle voudra, mais ni le jour, ni la nuit. Qu’elle ne soit ni habillée ni déshabillée, ni à pied, ni à cheval, ni en voiture.
Au crépuscule, au moment où le juge, se mettant à table, se demandait s’il ne serait pas bon d’allumer la torchère, la servante se précipita dans la salle, en criant qu’elle n’avait jamais vu chose si invraisemblable.
— Où donc ? demanda le Bailli. — Sur la place ! répondit-elle.
Le jeune homme ouvrit la fenêtre et vit arriver une jolie fille, vêtue d’un sac à pommes de terre tout troué, et montée fort gravement sur une chèvre qu’elle talonnait des deux pieds, l’un étant chaussé d’une vieille chaussure sans semelle, l’autre recouvert d’une chaussette sans jambe.
Le Bailli dit : « Oh ! », puis il sortit rapidement, prit la jeune fille par la main, et l’aida à descendre de son coursier.
— Tu es aussi jolie qu’intelligente, dit-il. Veux-tu être ma femme ?
Les noces se firent quelques mois plus tard. L’oncle et la tante faillirent en mourir de dépit. Le père de Manka eut une servante et un valet.
La jeune femme était très heureuse et s’adapta vite à sa nouvelle vie. On aurait pensé en la voyant qu’elle avait été élevée par une dame. Elle n’avait qu’un seul souci : son mari, la veille des noces, lui avait fait jurer de ne jamais se mêler des jugements qu’il rendrait. Il admirait l’esprit de sa femme, mais ne voulait pas qu’elle s’en servît pour ce qui le concernait, lui, le Bailli.
— À chacun son métier, lui avait-il dit. Occupe-toi de la maison et de tes amis, je m’occuperai de mes paysans et de mes marchands. Si tu oublies ta promesse, tu retourneras chez ton père.
Et un jour, Manka oublia sa promesse. Jusqu’à ce jour, chaque fois qu’elle avait été tentée de donner un conseil à son mari, elle s’était ressaisie à temps. Mais elle n’y tint plus quand elle entendit, derrière une porte, juger l’affaire de la jument et de l’étalon. Deux paysans étaient en procès ; l’un, gros propriétaire ayant beaucoup de chevaux ; l’autre, si pauvre qu’il n’avait jamais pu faire construire une écurie à côté de sa maison et devait loger son unique jument chez son voisin, le gros propriétaire, moyennant un jour de travail par semaine. Or, cette jument venait d’avoir un
poulain. — Ce poulain est à moi, disait le paysan riche, parce que mon
étalon noir est son père, et parce que l’écurie est à moi. — Ce poulain est à moi, répondit l’autre, car c’est ma jument qui l’a eu et qui le nourrit de son lait, et c’est moi qui nourris ma jument. Le Bailli finit par se laisser influencer par le riche paysan et lui
accorda le poulain. Manka courut derrière le paysan pauvre et lui cria : — Pourquoi vous êtes-vous laisser duper ? Depuis quand les
poulains n’appartiennent-ils plus à leur mère ? Est-ce qu’on enlève les chatons à la chatte ? est-ce qu’on s’occupe du chat ?
Puis elle baissa la voix d’un air mystérieux. Quelques moments après, le paysan la quitta et elle rentra chez elle.
Le lendemain, le juge et sa femme reçurent des amis. Après le repas, Manka conseilla aux hommes de monter à cheval et d’aller sur la colline de Skarman.
— Les pâquerettes doivent être fleuries, dit-elle, et vous ferez une promenade délicieuse.
Le Bailli trouva l’idée bonne, et une heure après, il arrivait avec ses amis au haut de la colline. Là, ils virent un paysan (le propriétaire de la jument) debout sur une pierre, ses culottes troussées très haut, les pieds nus. Il tenait un filet de pêcheur qu’il lançait, retirait, et relançait avec une grande dignité dans l’herbe verte. — Dieu le bénisse ! dit l’un des promeneurs en éclatant de rire.
Ne croit-il pas qu’il va trouver des poissons en haut d’une colline, dans un pré de pâquerettes ? Curieuse folie !
— Folie ? répondit le paysan. Pourquoi cela ? Si un étalon peut avoir un poulain, un pré plein de pâquerettes peut bien fournir du poisson, je pense.
Le juge devint écarlate, pendant que ses compagnons s’entre- regardaient avec stupéfaction.
— Reviens avec nous au village, bonhomme, dit le Bailli. Pendant le retour, il ne prononça pas un mot. Arrivé en bas, il s’arrêta chez le propriétaire de l’étalon et déclara devant tout le monde qu’il s’était trompé et que le poulain appartenait à l’autre paysan. Puis il fit sortir de l’écurie la jument et son petit et donna à leur possesseur une bourse bien garnie pour faire construire une écurie.
Le soir, Manka vit que son mari était sombre et mélancolique. Au bout d’une heure, il rompit le silence :
— Je devine que c’est toi qui as conseillé le paysan. Je reconnais que j’ai eu tort, et toi raison. Mais rappelle-toi nos conventions ? Tu dois retourner chez ton père. Avant de partir, choisis ce que tu préfères dans la maison et emporte-le, je ne veux pas avoir l’air de te maltraiter.
Manka baissa les yeux d’un air attristé et dit qu’elle obéirait en toutes choses à son mari. Mais accepterait-il de dîner encore une fois en tête-à-tête avec elle ? Le Bailli accepta assez volontiers, car sans vouloir se l’avouer, il était très triste de se séparer de Manka. Ils mangèrent et burent comme pour une véritable fête. La jeune femme racontait des histoires si amusantes que son mari riait de grand cœur et se laissait aller à vider son verre plus souvent que de raison. Au petit matin, la tête de Monsieur le Bailli dodelina, il lâcha un pot de bière et s’endormit sur la table, pour la première fois de son honorable carrière.
Manka appela les valets, fit porter son mari dans son lit. Puis, elle ordonna aux quatre hommes de soulever le lit par les coins et de la suivre.
Elle arriva en cet équipage chez son père qui poussa de grands cris. La jeune femme, très calme, fit taire les servantes riant à la vue du Bailli qui ronflait sur sa couche, mollement balancée aux rayons du soleil levant par les quatre valets.
Vers midi, le Bailli s’éveilla sur son lit, qu’il connaissait bien, mais dans une chambre qu’il ne connaissait pas. Il vit sa femme assise sur un escabeau, en jupe paysanne, et frottant un chaudron.
— Que se passe-t-il ? demanda le jeune homme en se redressant d’un bond.
— Mon cher mari, tu m’as permis d’emporter avec moi chez mon père ce que j’aimerais le mieux. Tu es ce que j’aime le mieux.
Le Bailli éclata de rire. Puis il serra sa femme dans ses bras :
— Manka, ma belle, tu es plus fine que nous tous. Je serais bien fou de me séparer de toi. Retournons à la maison et laissons ton vieux père en paix chez lui. Désormais, c’est toi qui jugeras à ma place.
Et en effet, par la suite, chaque fois que le Bailli était embarrassé dans un procès, il s’adressait sans fausse honte à sa femme. Manka fut bientôt célèbre, aimée et admirée dans toute la contrée.
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